Six jours que ton fils
"défendait l'honneur de la patrie" et, déjà, tu avais décidé de lui
rendre visite sans savoir si ta démarche serait couronnée de succès. Ton frère
avait beau te dissuader d'entreprendre un si long voyage en chemin de fer pour,
sans doute "faire chouffa", tu demeurais, instinct de mère en
bataille, certaine de voir Jacky. Il te fallait vérifier, de visu, les bonnes
conditions de vie qu'offrait l'armée à ton fils. Mangeait-il bien ? Dormait-il
suffisamment ? Avait-il retrouvé des copains de Bab el Oued, mobilisés comme
lui ?
Pour la première fois de notre vie,
nous allions prendre le train. Tout le quartier le sût, les amis les premiers,
morts de jalousie, eux qui, pour la plupart,, n'avaient jamais bougé d'ALGER.
Dans le vieux et chaotique train de
la compagnie des C.F.R.A., Chemins de Fer du Réseau Algérien, assis sur des
bancs de bois "durs comme de la pierre", nous dévorions le paysage de
notre chère et inconnue terre natale alors que tu vérifiais toutes les cinq
minutes, si tu n'avais pas oublié le "méguena", le "saucisson
cachir", les "cocas", les "galettes à l'anis". Ce
premier colis, tu l'avais préparé et pensait l'expédier lorsque tu décidas de
le lui remettre en mains propres. L'inquiétude ne te quitta guère durant tout
le voyage.
Blida avait fait les choses en grand
pour nous accueillir. Un orchestre militaire offrait une aubade sur la place du
kiosque à musique, arrondie de badauds et de promeneurs du matin. Les
"cafés masculins" s'étaient endimanchés de costumes trois pièces et
de cravates multicolores; les robes crinolines et les chapeaux à la Garbo
n'ayant pas leur place dans ces endroits d'hommes. Quelques vieux arabes à
l'allure altière, parés de leurs gandourahs blanches et de leurs chéchias rouge
et jaune, promenaient leur désinvolture, saluant leurs connaissances en se
tapant la paume de la main sur la poitrine parfois chamarrée de médailles militaires.
Des marchands ambulants de dattes et de figues de barbarie, écroulés sur un
banc, attendaient le client, en agitant nonchalamment, un éventail de taffetas
abouti d'un fil rouge, censé protéger du mauvais oeil.
La caserne informe et sans couleur
nous apparut à un carrefour. Tu ne pus t'empêcher de lâcher un
"maraouédje!" qui, plus qu'une explication de texte, renfermait tout
le désappointement d'une mère juive d'ALGERIE qui se trouvait devant le fait
accompli. Tu espérais, secrètement, que "l'hôtel" où ton fils faisais
ses classes, ressemblerait aux deux bâtiments algérois, les casernes Pelissier
et la Salpêtrière, bâtisses de belle facture et d'inspiration aérée.
La vie te parut, soudain, plus
belle. A l'intérieur d'un petit jardin attenant la caserne, des soldats
discutaient autour d'une table avec des civils, sans doute des parents. Tu en
eus, aussitôt confirmation par l'intendant qui fit appeler Jacky. Ton sourire,
ma mère juive d'ALGERIE, éclaira toute la Mitidja parfumée de citronniers et
d'orangers odoriférants.
En remontant le Nil de cette
journée, je revois ton angoisse dessiner une grimace en voyant débouler d'un
escalier en colimaçon, ton fils amaigri. Les larmes entrechoquèrent les mots
plaintifs.
--" Mais y te donnent rien à
manger! Où il est ton capitaine que je vais lui dire deux mots, moi!"
--" Mais, Manman, c'est parce
qu'on fait beaucoup de marches et de sport!"
--" Justement! Y vous
esquintent la santé et même pas y vous nourrissent! Qu'est ce que c'est que
cette armée! C'est pas étonnant qu'y perdent toutes les guerres!"
Tu prenais à témoin les autres
parents qui approuvaient.
--" C'est pas malheureux! Nous,
on leur donne des enfants qui se portent bien! Y nous en font des
"stokafiches!". "
La journée se passa ainsi, entre
souci et recommandation, bonheur d'être là et tristesse d'une nouvelle
séparation.
Je me souviens du chemin du retour
remontant un paysage qui avait perdu tout attrait. Paulo sortit un jeu de
cartes mais la belote qui s'ensuivit fût machinale, mécanique. Et toi ma mère
juive d'ALGERIE, tu revivais cette journée, tu la mémorisais afin qu'elle te
soutienne tout au long de l'absence car tu ne te cachais pas derrière ton petit
doigt. Tu savais que ton budget, amputé du salaire de ton fils, ne te
permettrait pas de renouveler ce voyage.
Paulo, qui avait arrêté ses études
de comptabilité, entra à la C.A.S.I.D.A., avenue de 8 Novembre. Un salaire en
remplaçait un autre mais nul ne remplaçait l'absence de ton fils aîné. Jacky,
investi de la charge de soutien de famille, te secondait très efficacement pour
établir un budget, décider un achat ou simplement donner un avis à confronter
au tien. Malgré toute notre bonne volonté, reposée jusqu'à présent sur
l'autorité morale de notre frère, nous n'étions pas encore aptes à remplir son
rôle. Heureusement, le courrier facilitait bien des choses et tu t’accommodas
de cette affection par correspondance.
Les dimanches s'allongèrent
interminablement et tu pouvais reprendre à ton compte les paroles de la chanson
de Charles AZNAVOUR " je hais les dimanches."
Même si la solitude n'existait pas à
Bab El Oued, entre le voisinage, les amies et la famille, jamais tu ne te
sentais aussi seule que dans ces espaces temps dominicaux alloués par le
calendrier. Ton fils à BLIDA et toi, ma mère juive d'ALGERIE, à ALGER, inutile,
mutilée comme toutes les femmes en période carnassière, lorsque les hommes
s'entretuent pour vivre plus heureux. Tu ne comprenais rien à rien dans cette
lutte fratricide qui fauchait la jeunesse du pays. Tu tempêtais contre la politique
qui ne résolvait rien, politique partisane du "un pas en avant et deux en
arrière". Tu disais que la solution se trouvait à nos pieds, là, tout
proche, dans l'entente des deux communautés soeurs, et non pas à PARIS, si loin
du pays et de la mentalité des hommes de cette terre. Tu prônais l'amitié et la
solidarité comme au temps de la casbah judéo-arabe, comme à l'époque des
bâtisseurs et des entrepreneurs.
Ta terre natale n'avait engendré ni
égorgeurs, ni profiteurs. Seules la cupidité et la stupidité alimentaient le
fonds de commerce des chiens de guerre.
La philosophie est une chose trop
sérieuse pour la laisser aux théoriciens. Le viscéral détient plus de vérité
que toutes les écoles de pensées.
Ma mère juive d'ALGERIE, tu parlais
avec toutes les fibres de ta loyauté envers ce pays qui t'avait faite telle que
tu étais. Tout au long de l'expérience de ta vie, tu avais emmagasiné le savoir
sans même t'en rendre compte. Le savoir-réagir et le savoir-comprendre, le
savoir-accepter et le savoir-refuser, le savoir- pourquoi et le savoir-comment,
le savoir-condamner et le savoir-pardonner.
L'existence ne mérite d'être vécue
que si, au bout de la route, on en tire les enseignements pour en faire
profiter le plus grand nombre. Toi, ma mère juive d'ALGERIE, au fond de ton
exil où le seul bruit familier de tes journées solitaires crissait sur les
rails de l'ennui, tu te souvenais de ces discussions anodines avec des autrui
de ton pays où tu appris, jour après jour, plus que dans toutes les
encyclopédies de la terre. Plus aussi que dans les salons parisiens où se
décidait le sort de dix millions d'hommes, de femmes et d'enfants.
Ta vie battait au rythme des pas
besogneux du facteur. Une lettre, si minime, fut-elle et la bonne humeur
s'installait à demeure jusqu'à la prochaine tournée du préposé. Mais, si pour
une raison quelconque que tu attribuais aussitôt à une catastrophe, elle-même
immédiatement effacée par le cri de toutes les superstitions du monde
judéo-arabe : "Laïstarna!", aucun courrier ne venait tamiser ton
angoisse, tu ne vivais plus et ne dormais plus. Toutes les hypothèses se
bousculaient, alors, au portillon de tes ignorances. Nous tentions vainement de
tempérer ton pessimisme naturel mais, qui peut prétendre freiner la dramaturgie
innée d'une mère juive d'ALGERIE ?
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